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J’avais atteint l’âge de mille kilomètres. De l’autre côté de la porte, les membres de la guilde s’assemblaient pour la cérémonie qui ferait de moi un apprenti. Moment d’impatience et d’appréhension, concentration sur quelques minutes de toute ma vie jusqu’alors.

Mon père était membre d’une guilde et je n’avais jamais connu sa vie que d’une certaine distance – je la jugeais passionnante, chargée de sens, de cérémonial et de responsabilités. Il ne me parlait jamais de son existence ni de son travail, mais son uniforme, son allure lointaine et ses fréquentes absences de la ville sous-entendaient qu’il se consacrait à des activités de la plus haute importance.

Dans quelques minutes, la perspective d’une vie semblable s’ouvrirait devant moi. C’était un honneur et une prise de responsabilités, aussi nul jeune garçon grandi entre les murs trop étroits de la crèche ne pouvait échapper à l’émotion que suscitait cette importante étape.

La crèche même occupait un petit bâtiment, exactement au sud de la cité. Elle était presque entièrement enclose de murs : un terrier complexe de couloirs, de chambres et de salles. Impossible d’accéder au reste de la ville sinon par une unique porte, fermée en temps normal ; nous ne pouvions prendre d’exercice que dans le petit gymnase et dans la minuscule cour à ciel ouvert, entourée de hautes murailles sur les quatre côtés.

Comme les autres enfants, on m’avait confié aux bons soins des administrateurs de la crèche peu après ma naissance et je ne connaissais pas d’autre monde. Je n’avais nul souvenir de ma mère, qui avait quitté la ville peu après m’avoir donné le jour.

Si mon expérience était empreinte de monotonie, elle n’avait du moins pas été malheureuse. Je m’étais fait quelques bons amis, et l’un d’eux – un jeune garçon de quelques kilomètres plus âgé que moi, Gelman Jase – était devenu apprenti membre de la guilde peu de temps avant moi. J’étais impatient de revoir Jase. Je ne l’avais rencontré qu’une fois depuis qu’il avait atteint l’âge de la majorité, quand il était revenu pour une courte visite à la crèche, et déjà il copiait l’attitude un peu affairée des membres. Je n’avais rien appris de lui. Maintenant que j’allais à mon tour devenir apprenti, il me semblait qu’il aurait bien des choses à me raconter.

L’administrateur revint dans l’antichambre où je me tenais.

— Ils sont prêts, me dit-il. Vous rappelez-vous bien ce que vous avez à faire ?

— Oui.

— Alors, bonne chance.

Je m’aperçus que je tremblais et que j’avais les mains moites. L’administrateur qui m’avait amené de la crèche le matin même me sourit d’un air encourageant. Il croyait comprendre les affres par lesquelles je passais, mais en réalité il n’en devinait pas la moitié.

Après la cérémonie de la guilde, bien des nouveautés m’attendaient encore. Mon père m’avait annoncé ses arrangements pour mon mariage. J’avais accueilli la nouvelle avec calme parce que je savais que les membres des guildes devaient se marier tôt et que je connaissais déjà la jeune fille choisie. Elle s’appelait Victoria Lerouex et nous avions grandi ensemble à la crèche. Je ne l’avais guère fréquentée – il n’y avait pas beaucoup de filles dans la crèche et elles avaient tendance à rester entre elles, en un petit groupe fermé – mais nous n’étions pas tout à fait des étrangers l’un pour l’autre. Malgré cela, l’idée de mariage était neuve pour moi et je n’avais guère eu le temps de m’y préparer.

L’administrateur consulta la pendule :

— Eh bien, Helward, c’est l’heure.

Nous échangeâmes une brève poignée de main et il ouvrit la porte. Il entra dans la grande salle, laissant la porte ouverte. Par l’embrasure, je distinguai plusieurs membres de la guilde, debout sur le plancher. Les plafonniers étaient allumés.

L’administrateur s’immobilisa à peu de distance du seuil.

— Monseigneur Navigateur, je demande audience.

— Déclinez votre identité. (Une voix lointaine. De ma position dans l’antichambre je ne voyais pas la personne qui parlait.)

— Je suis l’administrateur intérieur Bruch. Sur l’ordre de l’administrateur-en-chef, j’ai convoqué le nommé Helward Mann, qui désire entrer en apprentissage dans une guilde du premier ordre.

— Je vous reconnais, Bruch. Vous pouvez introduire l’apprenti.

Bruch se tourna vers moi, conformément à nos répétitions. Je m’avançai dans la salle. Au centre du plancher se dressait une petite barre, derrière laquelle j’allai me placer.

Je me tournai vers l’estrade.

Sous l’éclat concentré des projecteurs, un homme d’âge mûr était assis dans un fauteuil à haut dossier. Il portait une cape noire ornée d’un cercle blanc brodé sur la poitrine. De part et d’autre siégeaient trois hommes, également porteurs de capes, mais dont chacune s’ornait d’une écharpe de couleur différente. Rassemblés sur le plancher principal de la salle, se tenaient plusieurs autres hommes et quelques femmes. Mon père se trouvait parmi eux.

Tout le monde me regardait et je sentis grandir ma nervosité. Mon esprit se vida et j’oubliai en un instant toutes les répétitions méticuleuses que Bruch m’avait imposées.

Dans le silence qui suivit mon entrée, je gardai les yeux fixés droit devant moi, sur l’homme assis au centre de l’estrade. C’était la première fois que je voyais – bien plus que j’approchais – un Navigateur. Dans mon entourage immédiat, à la crèche, on avait parfois mentionné de tels hommes sur un ton déférent, parfois, pour les moins respectueux, d’un air moqueur, mais toujours avec une crainte sous-jacente envers ces personnages presque légendaires. Qu’il y en eût un présent en ce lieu soulignait encore la solennité de la cérémonie. Ma première pensée fut que j’aurais une fameuse histoire à raconter à mes camarades… puis je me rappelai qu’à compter de ce jour, rien ne serait plus comme avant.

Bruch avait fait quelques pas pour venir se planter face à moi.

— Êtes-vous Helward Mann, monsieur ?

— Oui, c’est moi.

— Quel âge avez-vous atteint, monsieur ?

— Mille kilomètres.

— Êtes-vous au courant de la signification de cet âge ?

— Je suis prêt à assumer des responsabilités d’adulte.

— De quelle façon pourrez-vous assumer au mieux ces responsabilités, monsieur ?

— Je souhaite entrer en apprentissage dans une guilde du premier ordre, et de mon choix.

— Avez-vous fait votre choix, monsieur ?

— Oui, j’ai choisi.

Bruch se tourna pour s’adresser à l’estrade. Il répéta aux hommes assemblés la teneur de mes réponses, bien qu’il me parût qu’ils eussent dû entendre clairement mes déclarations.

— Quelqu’un désire-t-il questionner l’impétrant ? demanda le Navigateur aux autres hommes placés sur l’estrade.

Personne ne répondit.

— Très bien. (Le Navigateur se leva.) Avancez, Helward Mann, et tenez-vous de façon à ce que je vous voie bien.

Bruch s’écarta. Je quittai la barre et marchai jusqu’à un petit rond de plastique blanc encastré dans le tapis. Je m’immobilisai, les pieds à l’intérieur du cercle. On m’examina durant quelques secondes en silence.

Puis le Navigateur se tourna vers l’un de ses assesseurs.

— Les parrains sont-ils présents ?

— Oui, Monseigneur.

— Très bien. Comme il s’agit d’une affaire de guilde, nous devons exclure toutes autres personnes.

Le Navigateur se rassit et l’homme placé juste à sa droite se leva à son tour.

— Y a-t-il ici quelqu’un qui n’ait pas rang dans le premier ordre ? Si tel est le cas, qu’il veuille bien se retirer.

Un peu en arrière de moi, et sur le côté, je vis Bruch s’incliner légèrement vers l’estrade. Puis il quitta la salle. Il ne fut pas le seul. La moitié environ du groupe rassemblé sur le plancher principal sortit, par l’une ou l’autre des portes. Le reste de l’assistance se tourna vers moi.

— Reconnaissons-nous ici des personnes étrangères ? demanda l’homme sur l’estrade. (Silence.) Apprenti Helward, vous voici à présent dans la compagnie exclusive de membres d’une guilde du premier ordre. Les assemblées de cette sorte ne sont guère fréquentes dans la ville et vous devez vous comporter avec tout le respect qu’elles exigent. Nous sommes ici en votre honneur. Quand vous aurez terminé votre période d’apprentissage, vous serez l’égal de ces gens et lié tout comme eux par les règles de la guilde. Est-ce bien compris ?

— Oui, monsieur.

— Vous avez choisi la guilde dans laquelle vous désirez entrer. Veuillez je vous prie la nommer de façon à ce que tous l’entendent.

— Je voudrais devenir Topographe du Futur, dis-je.

— Très bien. La proposition est acceptable. Je suis le Topographe du Futur Clausewitz et de plus votre chef de guilde. Vous voyez autour de vous d’autres Topographes du Futur ainsi que des représentants des autres guildes du premier ordre. Ici sur l’estrade sont réunis les chefs des guildes du premier ordre. Au centre, nous sommes honorés de la présence du Seigneur Navigateur Olsson.

Selon les instructions que m’avait données Bruch, je m’inclinai profondément devant le Navigateur. Ce salut était d’ailleurs tout ce que je me rappelais de ses leçons : il m’avait dit ne rien savoir des détails de cette partie de la cérémonie, sinon que je devrais manifester le respect approprié envers le Navigateur quand je lui serais présenté officiellement.

— Avons-nous un parrain pour l’apprenti ?

— Monsieur, je souhaiterais le parrainer. (C’était mon père qui parlait.)

— Le Topographe du Futur Mann offre son parrainage. Avons-nous un second parrain ?

— Monsieur, j’offre mon parrainage.

— Le Pontonnier Lerouex est parrain. Entendons-nous des objections ?

Un long silence s’établit. Par deux fois encore, Clausewitz s’enquit des objections possibles, mais personne n’en souleva contre moi.

— Il en est comme il doit être, dit Clausewitz. Helward Mann, je vous offre à présent de prêter le serment d’une guilde du premier ordre. Vous pouvez encore – même à ce stade avancé – refuser de le prononcer. Si toutefois vous prêtez le serment, il vous liera pour le reste de votre vie dans la ville. Toute rupture du serment est punie de mort. Est-ce parfaitement clair dans votre esprit ?

J’étais stupéfait. Rien de ce que l’on m’avait raconté – mon père, Jase ou même Bruch – ne m’avait averti de ce point. Peut-être Bruch n’était-il pas au courant… mais mon père m’aurait certainement informé.

— Eh bien ?

— Dois-je prendre ma décision dès maintenant, monsieur ?

— Oui.

Il était parfaitement évident que je n’aurais pas connaissance du serment avant de m’être décidé. La teneur en était sans nul doute absolument secrète en soi. Je sentais que je n’avais guère le choix. Je m’étais beaucoup trop avancé et déjà je sentais sur moi s’exercer les pressions du système. Aller jusque-là – parrainage et acceptation – puis refuser de prêter serment, c’était impossible, du moins me le semblait-il à ce moment.

— Je prêterai serment, monsieur.

Clausewitz descendit de l’estrade, vint vers moi et me tendit un carré de carton blanc.

— Lisez ceci à haute et intelligible voix, me dit-il. Vous pouvez tout d’abord le parcourir pour vous-même, si vous préférez, mais dans ce cas, vous serez instantanément lié par la connaissance de ce texte.

J’inclinai la tête pour montrer que je comprenais, puis il regagna l’estrade. Le Navigateur se leva. Je lus en silence le serment, me pénétrant du sens des phrases.

Je me retournai vers l’estrade, conscient de l’attention que me portait l’assistance et en particulier mon père.

« Moi, Helward Mann, adulte responsable et citoyen de la Terre, je jure solennellement :

» qu’en ma qualité d’apprenti de la guilde des Topographes du Futur, je m’acquitterai de toutes tâches qui me seront confiées, et en toute diligence ;

» que je placerai la sécurité de la Cité Terrestre au-dessus de tout autre souci ;

» que je ne discuterai des affaires de ma guilde ou des autres guildes du premier ordre avec nulle personne qui ne soit elle-même accréditée, comme apprenti assermenté ou membre d’une guilde du premier ordre ;

» que tout ce que je pourrai voir ou connaître du monde hors la cité de la Terre sera considéré par moi comme affaire de sécurité de la guilde ;

» qu’étant accepté comme membre de plein droit de la guilde, je m’instruirai de la teneur du document appelé Directive de Destaine, que je m’imposerai comme un devoir de me conformer à ses instructions, et qu’en outre je transmettrai les connaissances ainsi acquises aux générations futures de membres de la guilde ;

» que la passation du présent serment sera considérée comme affaire de sécurité de la guilde.

» Tout ceci dûment juré en toute conscience que la transgression d’une seule de ces clauses me conduira à une mort immédiate aux mains de mes camarades de la guilde. »

 

 

Je levai les yeux vers Clausewitz en finissant de parler. Le seul fait de lire ces phrases m’emplissait d’une impatience que j’avais du mal à contenir. Hors la cité… Cela voulait dire que je quitterais la ville, pour m’aventurer en qualité d’apprenti dans des régions jusqu’alors interdites et qui le resteraient pour la plupart des habitants. La crèche était toujours pleine de rumeurs concernant le monde extérieur et j’avais déjà échafaudé quantité d’hypothèses à ce sujet. J’étais assez intelligent pour me rendre compte que la réalité n’atteindrait jamais au fantastique des rumeurs, mais néanmoins la perspective de sortir était bien faite pour m’éblouir et m’effarer à la fois. Le manteau de mystère dont s’entouraient les membres des guildes semblait donner à entendre qu’il existait quelque chose de terrible par-delà les murs de la cité… si terrible que la peine de mort était le prix à payer pour en révéler la nature.

— Venez sur l’estrade, Apprenti Mann, me dit Clausewitz.

Je m’avançai puis escaladai les quatre marches qui y menaient. Clausewitz m’accueillit en me serrant la main. Il me reprit la carte du serment. On me présenta d’abord au Navigateur qui prononça quelques paroles aimables, puis aux autres chefs de guilde. Clausewitz ne me donna pas seulement leurs noms, mais aussi leurs titres, dont certains m’étaient encore absolument inconnus. Je commençais à me sentir écrasé sous le poids de tous ces renseignements. En quelques instants, j’en apprenais davantage que je n’en avais assimilé durant toute ma vie à la crèche.

Il y avait six guildes du premier ordre. Outre la guilde de Clausewitz, celle des Topographes du Futur, il y avait une guilde chargée de la Traction, une autre pour la Pose des Voies et une autre pour la Construction des Ponts. On m’informa que ces guildes étaient avant tout responsables de la survie de la cité. Deux autres guildes leur prêtaient assistance : la Milice et les Échanges. Tout cela était nouveau pour moi, mais je me rappelais à présent que mon père avait parfois fait allusion à des hommes qui portaient comme titre le nom de leur guilde. J’avais entendu parler par exemple des Bâtisseurs de Ponts, mais jusqu’à cette cérémonie je n’avais pas eu la moindre idée que la construction d’un pont fût un événement auréolé de rites et de mystères. En quoi un pont était-il indispensable à la survie de la cité ? Pourquoi une milice était-elle nécessaire ?

Et en fait, qu’était donc le Futur ?

 

 

Clausewitz m’emmena faire la connaissance des membres de la guilde du Futur, parmi lesquels figurait naturellement mon père. Trois seulement étaient présents ; les autres, me dit-on, étaient loin de la ville. Une fois les présentations terminées, je m’entretins avec les membres des autres guildes, car il y avait au moins un représentant de toutes celles du premier ordre. J’acquérais peu à peu l’impression que le travail des membres hors la cité absorbait beaucoup de temps et de ressources : de temps à autre, l’un des membres s’excusait d’être seul représentant de sa guilde. Les autres étaient loin de la ville.

Au cours de ces conversations, un fait insolite me frappa. Je l’avais déjà remarqué auparavant, mais sans y prêter attention. Mon père et les quelques membres de la guilde du Futur paraissaient beaucoup plus âgés que les autres. Clausewitz lui-même était bâti en force et magnifique sous sa cape, mais ses cheveux clairsemés et les rides de son visage trahissaient un âge avancé… que j’évaluai à environ quatre mille kilomètres. Mon père aussi, maintenant que je le voyais en compagnie d’hommes de sa génération, me paraissait remarquablement vieux. Son âge était voisin de celui de Clausewitz et pourtant la logique l’infirmait. Cela signifiait que mon père aurait eu environ deux mille neuf cents kilomètres à ma naissance et je savais déjà qu’il était de tradition dans la ville de procréer aussi vite que possible après la majorité.

Les autres membres des guildes étaient beaucoup plus jeunes. Certains n’avaient de toute évidence que quelques kilomètres de plus que moi – c’était là un fait encourageant. Maintenant que j’avais pénétré dans le monde des adultes, je souhaitais en terminer avec mon apprentissage dans le plus bref délai. Or, il devenait clair que la période d’apprentissage n’avait pas de durée fixée. Et si, comme me l’avait affirmé Bruch, la position que l’on occupait dans la ville était fondée sur les capacités, alors, avec de l’application, je pourrais devenir membre de plein droit de la guilde en un temps relativement court.

Une personne manquait, dont j’aurais apprécié la présence. C’était Jase.

Je m’informai de lui auprès d’un des membres de la Traction.

— Gelman Jase ? répéta-t-il. Je crois qu’il s’est absenté de la ville.

— N’aurait-il pas pu revenir pour l’occasion ? fis-je. Nous partagions une chambre, à la crèche.

— Jase restera absent pendant bien des kilomètres à venir.

— Où est-il ?

L’homme se contenta de sourire de ma question, ce qui me mit en colère… sûrement, maintenant que j’avais prêté serment, il pouvait me répondre.

Plus tard, j’observai qu’il n’y avait pas d’apprentis parmi l’assistance. Étaient-ils tous hors de la ville ? Dans ce cas, cela voulait dire que je pourrais sortir moi-même très bientôt.

Après quelques minutes de bavardage, Clausewitz réclama notre attention.

— Je propose de rappeler les administrateurs, dit-il. Y a-t-il des objections ?

L’assemblée dans son ensemble émit un murmure d’approbation.

— En ce cas, reprit Clausewitz, je tiens à rappeler à notre apprenti que c’est la première occasion en laquelle il est lié par son serment et qu’il en rencontrera beaucoup d’autres.

Clausewitz descendit de l’estrade tandis que deux ou trois membres ouvraient les portes de la salle. Les autres personnes rentrèrent lentement pour la fin de la cérémonie. L’atmosphère s’était maintenant considérablement allégée. Tandis que la salle s’emplissait, j’entendis des rires et je remarquai que l’on dressait une grande table dans le fond du hall. Les administrateurs ne paraissaient éprouver aucune rancœur d’avoir été exclus d’une partie de la cérémonie. Je me dis que la chose devait être assez fréquente pour qu’on n’y prêtât plus attention, mais je me demandai brièvement jusqu’à quel point tous ces gens avaient deviné ce qui se passait. Quand le secret existe ouvertement, si j’ose dire, il est ouvert à toutes les spéculations. Aucun système de sécurité ne pouvait être assez étanche pour que le seul fait de renvoyer les gens d’une salle lors d’une passation de serment pût les maintenir dans l’ignorance totale. À ma connaissance il n’y avait pas eu de gardes aux portes. Qui aurait pu empêcher quelqu’un de prêter l’oreille pendant que je lisais le serment ?

J’eus peu de temps à consacrer à ces réflexions car la pièce s’emplissait d’activité. Les gens se parlaient avec animation et il y avait beaucoup de bruit tandis que l’on couvrait la table de grandes assiettes de nourriture et de nombreuses boissons. Mon père me conduisit de groupe en groupe et me présenta à tellement de personnes que je fus bientôt dans l’incapacité de me rappeler leurs noms et leurs titres.

— Ne devrais-tu pas me présenter aux parents de Victoria ? lui demandai-je, en apercevant le Bâtisseur de Ponts Lerouex debout à l’écart avec une administratrice que je présumai être sa femme.

— Non… c’est pour plus tard.

Il m’entraîna et les poignées de main se succédèrent.

Je me demandais où était Victoria car à présent que la cérémonie officielle était terminée, il fallait certainement annoncer nos fiançailles. J’étais maintenant impatient de la voir, en partie par simple curiosité, mais aussi parce que je l’avais connue auparavant. Je me sentais perdu parmi ces gens plus âgés et plus expérimentés que moi, alors que Victoria était de ma génération. Elle aussi venait de la crèche ; elle avait eu les mêmes fréquentations que moi et nous étions d’âge voisin. Dans cette salle bourrée de membres des guildes, elle aurait agréablement évoqué ce que je laissais derrière moi. J’avais franchi le grand pas vers le monde adulte et cela me suffisait pour un jour.

Le temps passait. Je n’avais pas mangé depuis que Bruch m’avait éveillé et la vue des aliments me rappelait combien j’avais faim. Mon attention se détournait des aspects mondains de la cérémonie. C’en était trop d’un coup. Pendant une demi-heure encore, je dus suivre mon père et bavarder sans grand enthousiasme avec les gens qu’on me présentait, mais ce que j’aurais particulièrement apprécié, c’eût été un peu de temps à moi, pour réfléchir à tout ce que j’avais appris.

Finalement mon père me laissa avec un groupe d’administrateurs des synthétiques (j’appris qu’ils étaient responsables de la production de tous les aliments synthétiques et des matières organiques utilisés dans la ville) et je le vis se rapprocher de l’endroit où se tenait Lerouex. Ils échangèrent quelques mots et Lerouex approuva de la tête.

Au bout d’un instant mon père revint et m’entraîna sur le côté.

— Attends ici, Helward, dit-il. Je vais annoncer tes fiançailles. Quand Victoria entrera dans la salle, viens me rejoindre.

Il partit en hâte et parla à Clausewitz. Le Navigateur regagna son siège sur l’estrade.

— Membres des guildes et administrateurs ! cria Clausewitz par-dessus le brouhaha des conversations. Nous avons encore une nouvelle à vous annoncer. Il s’agit des fiançailles de l’apprenti Mann avec la fille du Bâtisseur de Ponts Lerouex.

Topographe du Futur Mann, aimeriez-vous prendre la parole ?

Mon père alla se placer à un bout de la salle et se tourna vers l’estrade. D’un débit trop rapide, il parla un peu de moi. Venant s’ajouter à tous les événements de la matinée, cela accrut encore ma confusion. Mal à l’aise quand nous étions ensemble, mon père et moi n’avions jamais été aussi proches qu’il le donnait à entendre. Je voulais l’interrompre, je voulais quitter la pièce jusqu’à ce qu’il eût fini son discours, mais j’étais toujours le centre d’intérêt de la foule. Je me demandai si les membres des guildes soupçonnaient à quel point ils me faisaient prendre en dégoût leur penchant aux cérémonies et autres solennités.

Mon père se tut, à mon soulagement, mais resta devant l’estrade. D’un autre coin du hall, Lerouex manifesta son intention de présenter sa fille. Une porte s’ouvrit et Victoria fit son entrée, au bras de sa mère.

Comme mon père me l’avait prescrit, j’allai le rejoindre. Il me secoua la main. Lerouex embrassa Victoria. Mon père l’embrassa à son tour et lui offrit une bague. Un autre discours. Finalement, je fus présenté à la jeune fille. Nous n’eûmes pas une chance de nous parler.

Les festivités se poursuivirent.

Le monde inverti
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